« Ce jour où je me suis senti riche »

« Ce jour où je me suis senti riche », c’est le titre un peu provocateur d’une série de l’été dans les Echos. C’était en 2020, entre deux confinements. Le journal a tracé plusieurs portraits dont celui de Maëlle, une étudiante en orthophonie qui travaillait chez McDonald’s. Elle est probablement diplômée à présent. Elle peut être fière de ce qu’elle a accompli en toute indépendance.

Magie des réseaux sociaux : cet article des Echos aura attendu trois ans avant d’être relayé sur le groupe Facebook des Clés de la Réussite. Le passage qui a le plus fait réagir les collègues a été celui où Maëlle disait qu’elle espérait gagner 3 500 € par mois à 35 ans. 

De plus en plus de collègues pensent que c’est impossible. Elles craignent d’être cantonnées autour du revenu médian français (2187 € d’après ce site) malgré leur bac +5.

Cet article vous est dédié si vous le croyez aussi. Je vais vous montrer que non seulement Maëlle avait raison, mais qu’elle peut largement aller au-delà si elle le souhaite, sans travailler comme une bagnarde. L’orthophonie libérale n’est pas encore une voie de garage. 

Ne nous leurrons pas : il y a de quoi déprimer à l’heure actuelle.


 
Quelques motifs, pris au hasard :

  • Le groupe des reconversions fourmille de messages de collègues qui ne se reconnaissent plus dans le métier tel qu’il est. On y voit aussi souvent des posts d’ex-collègues qui disent à quel point elles sont heureuses à présent.
  • Le groupe sur le burn-out fait peur.
  • La FNO s’est sentie contrainte de signer deux accords sans hausse de l’AMO : les avenants 16 et 19. En même temps, quel matamore peut prétendre qu’il aurait obtenu autre chose ?
  • Les caisses ne négocient qu’une fois tous les cinq ans sans qu’on sache pourquoi.
  • L’inflation a fait son grand retour depuis la fin de 2021. Ma formation sur le sujet, 117 antidotes contre l’inflation, a d’ailleurs été prise par 214 collègues. Ca montre une inquiétude légitime. Nous sommes pris en étau.
  • Le forfait FAMI (la prime à la télétransmission) a du plomb dans l’aile : les caisses l’utilisent pour nous forcer à entrer dans une CPTS ou une maison de santé. Et pourtant, le compérage reste interdit. Allez comprendre…
  • La Carpimko n’arrête pas d’augmenter ses ponctions, comme si nous pouvions les répercuter sur nos tarifs.
  • L’UNAPL, un regroupement de syndicats de professions libérales dont la FNO est membre, a revendiqué et obtenu l’instauration de notre 14ème charge sociale. Je n’en reviens toujours pas. Elle a beau jeu, à présent, d’alerter le gouvernement sur les effets de l’inflation
  • Le gouvernement nous prend pour de dangereux criminels récidivistes, avec son extrapolation des indus et la suppression de la participation des caisses à nos charges sociales en cas de fraude qu’il considère comme avérée. Le président Sarkozy avait supprimé la double peine, mais on la réinstaure pour les professionnels de santé.
  • Notre nomenclature devient une usine à gaz, même si elle n’a pas encore atteint le niveau de complexité tragi-comique de celle des infirmiers.
  • Les AGA, même devenues facultatives, prétendent examiner notre « sincérité » et notre « conformité ». Personne ne s’offusque de cette terminologie.
  • On nous a créé des normes sur nos comptes rendus, sur nos locaux (ex : le fameux WC-hall de gare), puis sur nos échanges informatiques. Du coup, je suis revenu au compte rendu sur papier. La norme étatique, c’est une passion française bien-pensante et sclérosante. Ces deux qualificatifs vont souvent de pair, d’ailleurs.

Ok, tout cela ressemble à une pente savonneuse. Tout se passe comme si les pouvoirs publics profitaient de notre amour du métier pour faire de nous les paramédicaux les plus rentables d’Europe, tout en nous assaillant de tracasseries bureaucratiques.

 

Et pourtant, nous avons tous eu un jour où nous nous sommes sentis riches, comme disent les Echos.

Le mien fut le 2 novembre 1992. L’année des derniers JO en France. J’avoue que ça remonte un peu.

Ce matin-là, je montai dans ma fidèle Lada Samara. Je ne me rendis pas à Albertville mais à Bolbec, une charmante cité normande. J’avais 22 ans et je m’apprêtais à mettre mes pieds dans les pantoufles de la titulaire que j’allais remplacer pendant cinq mois (avant d’aller apprendre à tuer mes semblables pendant dix mois pour la gloire de la France).

Après six ans d’études dont quatre en orthophonie, je découvris l’opulence en une matinée : en deux séances, j’avais déjà gagné de quoi faire le plein de la Lada !

J’ai ensuite accumulé de quoi vivre confortablement pendant le service militaire. Puis à mon retour, j’ai rapidement eu de quoi acheter une longère normande avec 7000 m2 de terrain. Elle valait le prix actuel d’une Peugeot 408 : 45 000 €.

A l’époque, l’AMO commençait déjà à devenir anémique puisqu’il ne suivait plus l’inflation depuis 1983. Mais cela ne se sentait pas encore trop. 

Bien sûr, les frères Rap’tout (Urssaf, Carpimko et fisc) m’ont rapidement repéré. Mais la Carpimko ne connaissait pas encore les petits soucis d’hormone de satiété qui sont devenus les siens par la suite. Quant à la CSG, elle prenait 1,1 % de mon revenu, et non 9,7 comme aujourd’hui. En contrepartie, d’autres cotisations de l’Urssaf, notamment les allocations familiales et l’assurance maladie, étaient plus élevées qu’aujourd’hui.

Retour en 2023

Aujourd’hui encore, quand on passe subitement du budget d’un étudiant à celui d’un orthophoniste libéral, il y a de quoi avoir le vertige et d’en être reconnaissant envers le pays qui rend ça possible ; d’autant qu’on ne subit pas les frais d’un kiné ou d’un dentiste.

Aujourd’hui, on ressent aussi toujours autant les bienfaits de l’exercice libéral :

  • La sécu n’est pas un supérieur hiérarchique dictatorial.
  • On travaille comme on veut et quand on veut.
  • Nous avons une vie, contrairement à beaucoup de cadres. Nous pouvons laisser le travail au cabinet.
  • Nous restons des auxiliaires médicaux, mais les médecins nous font généralement confiance.

Il y a aussi des choses qui ont évolué dans le bon sens :

  • On n’a plus besoin d’écrire au médecin toutes les 20 séances, alors que c’était le cas quand j’ai commencé.
  • La comptabilité est quasiment devenue une formalité depuis qu’on peut importer ses relevés de banque dans un logiciel comme Orthomax et générer les écritures. Il y a même des sites payants comme Indy pour aller encore plus loin dans l’automatisation.
  • Les réseaux sociaux font qu’on n’est plus seul devant le moindre problème clinique ou administratif.
  • Le matériel gratuit est devenu pléthorique en deux temps : d’abord quand Bill a ouvert Pontt, puis avec le confinement et la légalisation de la téléorthophonie.
  • La liste d’attente peut être mise à distance grâce à des sites peu onéreux.

Nous avons même échappé au pire.

Bien sûr, le pire aurait été un déconventionnement partiel ou total de nos soins. Mais même sans aller jusque là, nous avons échappé aux quotas qui étaient dans l’air à la fin des années 90. Les caisses auraient aimé plafonner nos recettes pour réduire leurs déficits.

 

Finalement, nous avons eu le suivi individuel (voir cet article où j’en ai parlé), avec des critères suffisamment bien tournés pour que ça ne ressemble pas à des quotas. Cette quasi-victoire reste le principal fait d’armes de nos syndicats depuis quarante ans.

 

Plus que tout, il faut rassurer les jeunes sur les revenus.

Bien sûr, une heure de travail ne suffit plus à faire son plein. 

Mais le revenu moyen des orthophonistes libéraux était de 2770 € avant la pandémie (source : AGAO). Après le trou d’air de 2020 et 2021, il y a des chances pour que les statistiques de 2022 montrent un certain retour à la normale.

Mieux : l’AGAO nous répartit toujours en quatre tranche de revenus. La tranche haute se situe à 4 569 € en moyenne ! 

 

Il est donc clair que vous pouvez atteindre 5 000 € si vous êtes orthophoniste

Et cela, dès le début de votre carrière puisqu’il n’y a aucune prime à l’ancienneté !

 Un rapide calcul le confirme :

 

  • L’AGAO nous dit que la tranche 4 n’a que 37,8 % de dépenses pro : plus on travaille, moins les charges fixes pèsent sur le revenu. 5000 € de revenu mensuel équivalent donc à une recette de 96 463 € par an.
  • Cette recette correspond à 2144 € par semaine, si on travaille 45 semaines par an (5 semaines de congés + les jours fériés).
  • 2144 € = 66 AMO 13, la cotation moyenne que montrent la plupart des relevés individuels d’activité. 

On peut donc atteindre 5000 € de bénéfice mensuel en effectuant 66 actes par semaine ouvrée. Et si on descend à un AMO 12 moyen, il faut 71 actes.

Tout cela reste excellent pour un bac +5 dans la France d’aujourd’hui. En tout cas, c’est nettement mieux que dans beaucoup d’autres professions qui subissent en plus un lien de subordination !

Bien entendu, pour atteindre ces 66 ou 71 actes, il faut avoir des semaines plus laborieuses qui compensent les semaines de basses eaux ; surtout si on reçoit une majorité d’enfants.

Mais l’essentiel est là : non seulement les 3 500 € de Maëlle sont réalistes, mais en plus on peut aller nettement plus loin si le cœur nous en dit. J’ai raisonné sur 5000, mais ce n’est qu’un seuil symbolique. 

C’est en tout cas un revenu très enviable à l’heure actuelle dans ce pays. On ne peut pas parler de richesse. Mais c’est un revenu qui permet d’aller chez Aldi sans stress. Voire même chez Carrefour, soyons fous !

Bien sûr, il y a ensuite la question de l’impôt sur le revenu. Mais quand on travaille plus, il en reste toujours plus. Et puis on peut défiscaliser. 

J’en ai souvent parlé ici et dans mes formations.

 Petit disclaimer pour conclure

Loin de moi l’idée de chercher à stigmatiser les collègues qui ont trouvé les 3500 € de Maëlle irréalistes ; et encore moins la volonté de pousser les jeunes vers le burn-out. Nous n’avons pas tous les mêmes obligations familiales, la même capacité à rester sur une chaise, les mêmes frais pro et perso, les mêmes loisirs, les mêmes envies.

Mais la beauté de l’exercice libéral, c’est le choix. Et pour l’instant, ce choix, nous l’avons encore !

 

Surtout, si vous êtes étudiante ou jeune orthophoniste, ne croyez pas que vous avez passé cinq années chargées pour vivoter de plus en plus difficilement pendant les 43 ans qui suivront. Il est possible que ça arrive. Mais votre destin n’est pas écrit.

Vous pouvez vivre correctement en travaillant 4 jours par semaine, en terminant à 18h et en prenant 8 ou 10 semaines de congés par an. Mais vous pouvez aussi vivre TRES correctement si vous le voulez. Cela reste un métier royal, surtout hors des grandes villes (le fameux archipel français).

Bien sûr, la nature humaine étant ce qu’elle est, nous sommes plus enclins à parler du gel de l’AMO et de tout ce qui nous afflige, plutôt que des 5000 €. Mais en fait l’essentiel reste préservé, et de récents témoignages sereins du groupe des Clés le prouvent : tout reste ouvert devant vous !


Laissez moi un commentaire sur cette page :