Combien de séances un orthophoniste doit-il pratiquer par semaine ?

Une question revient inlassablement sur les forums et les groupes Facebook orthophoniques : combien de séances faites-vous ? Vous l’avez sûrement lue plusieurs fois. Il arrive qu’elle émane d’une banque qui exige un prévisionnel, mais pas toujours.

Elle est souvent prolongée :

  • Combien de séances pour que le cabinet soit viable ?
  • Combien de séances maxi, avant que les impôts prennent tout le surplus ?
  • Combien de séances avant de risquer un burn out ?

Les réponses des collègues sont généralement nombreuses : ce thème nous préoccupe tous dès notre installation, voire avant ! Bon, un peu moins après le départ en retraite, je vous l’accorde.

Il faut dire que c’est une interrogation cruciale : puisque nous avons une durée de séance minimale imposée par la sécu, le nombre  d’actes conditionne directement notre temps de travail et notre recette. Nous ne pouvons pas recevoir plus de gens en passant nos séances à 20 minutes. Pourtant, 30 minutes de rééducation du sigmatisme interdental, c’est parfois long… Mais bon, dura lex sed lex.

La plupart des réponses à cette question « combien » oscillent entre 40 et 65 actes par semaine (dont  2,9 % de bilans, cf l’Orthophoniste n°380 p.9). Pourtant, libéral = liberté. On pourrait donc s’attendre à des chiffres plus éparpillés, allant par exemple de 20 à 120. Après tout, 120, ce sont seulement 6 journées de 20 rendez-vous !

Chacun fait ce qui lui plaît. Nous avons la chance énorme de pouvoir travailler autant que nous le voulons. Nous pouvons ajuster notre vie professionnelle en fonction de nos impératifs privés, ou tout simplement de nos envies. La demande de soins le permet quasiment partout en France. La vie est belle, non ?

Mais justement, devons-nous travailler en fonction de la demande ?

 

 
Retour en 1972, l’année où notre cabinet a été fondé. Les médecins et les enseignants connaissent mal l’orthophonie. Le métier émerge. Notre fondateur bien-aimé doit faire savoir pourquoi certains patients pourraient avoir besoin de lui. Il doit aussi faire ses preuves.
 

Assez rapidement, il y parvient et la demande augmente. Il bilante le samedi et rééduque dans la semaine avec des horaires assez sympathiques. Il faut dire que l’AMO n’a pas encore décroché de l’inflation. Le cabinet rayonne sur un demi-cercle de 25 kilomètres de rayon. L’autre demi-cercle se trouve dans la mer, mais la rééducation du hareng et du goéland ne figurent pas dans la nomenclature…

Dès 1980, notre Grand Sachem ne sait plus où donner de la tête. Il recrute une première associée. A deux, ils font face à la demande pendant plusieurs nouvelles années. Mais le même problème se pose à nouveau au début des années 90. Le cabinet passe à trois, puis quatre, cinq et maintenant six orthophonistes.
 
Et pourtant, la situation a complètement dégénéré. Nous ne faisons plus face à la demande. Nous avons instauré une liste d’attente, comme un peu partout. Nous devons sans cesse établir un tri désagréable entre les soins urgents et les autres. Le délai habituel a dépassé une année. Par endroits, des collègues parlent de deux ans ! A quoi bon tenir une liste d’attente dans ces conditions… D’ailleurs, vous êtes nombreux à y avoir renoncé.
 
Il est donc clair que nous ne pouvons pas travailler en fonction de la demande, malheureusement.

 

 
Quand bien même nous le voudrions, et même en arrêtant de dormir, cela ne suffirait pas. Avantage pour nous : nos ressources sont infinies. C’est moins reluisant pour la population qui cotise pour être soignée. Mais nous, nous sommes vraiment libres quand nous choisissons notre temps de travail, en l’état actuel des choses.
 
 
Alors comment choisir son nombre d’actes, puisque nous sommes libres de le faire ?

 

 
C’est simple. Tout est dans Gradius.
 
J’ai tenté de devenir adroit sur Gradius entre 1986 et 1989. A présent, j’y joue sur la borne d’arcade du cabinet. Voilà un jeu que vous ne pouvez pas connaître si vous avez moins de 40 ans ; sauf si vous vous intéressez aux vieilleries qui ont amusé vos aînés. Vous dirigez un petit vaisseau blanc en territoire ennemi. Vous êtes le dernier espoir de l’Humanité, bien entendu. Vous devez éviter toutes sortes de vaisseaux et de projectiles, sans jamais toucher le sol ni le plafond.
 
Plus tard, je suis devenu orthophoniste libéral mais je suis resté un pilote de Gradius. Nous le sommes tous ! Les vaisseaux et les projectiles, ce sont toutes les difficultés du métier, liées aux patients ou aux contraintes réglementaires. Vous les connaissez. Le sol, c’est notre seuil de rentabilité. Le plafond : notre maximum possible. A nous de bien naviguer dans cet espace. Seule différence, qui met un sacré coup à l’ego : nous ne sommes pas le dernier espoir de l’Humanité. Tout le monde n’est pas Nicolas Hulot.
 
Cela dit, pour éviter de se crasher, il faut savoir où se trouvent le plafond et le sol.
 
 
Commençons par le sol : le seuil de rentabilité

 

 
Au moment de faire régler un parent, vous avez sûrement entendu un jour un enfant s’exclamer : « C’EST CHER ! ». Ah, comme nous aimerions empocher 100 % de notre recette ! Bien évidemment, c’est impossible. Nous avons des charges fixes, indépendantes de notre activité :
 
  • le loyer et les charges locatives
  • les assurances
  • EDF, eau, téléphone, internet (principalement des abonnements)
  • le chauffage
  • l’amortissement d’un éventuel véhicule, ainsi que la quote-part professionnelle de l’entretien et du carburant
  • l’amortissement des meubles
  • le matériel informatique
  • les cotisations forfaitaires de la CARPIMKO : 2 391 € cette année
  • celle de l’URSSAF : 197 € cette année, mais une centaine d’euros d’habitude
  • la cotisation foncière des entreprises, qui dépend de votre local et de son emplacement
  • les frais de tenue de compte bancaire
  • des abonnements à des logiciels (ex : Orthoscribe, LangageOral.com, Happy Neuron)
  • le logiciel de gestion de cabinet
  • l’association de gestion
  • l’entretien des locaux et du matériel
  • un éventuel comptable
  • un éventuel service de secrétariat.
Commencez par lister et chiffrer ces frais. Nous ne gagnons notre vie qu’après  avoir encaissé l’équivalent de ce seuil. Dans certains endroits, une dizaine d’actes par semaine  permet de l’atteindre. Pour déterminer votre propre seuil, vous pouvez prendre un AMO moyen à 12, donc 30 € par acte pratiqué. A moduler vers le haut si vous faites beaucoup de neuro, par exemple. A moduler vers le bas si vous vous passionnez pour le sigmatisme interdental et son merveilleux AMO 8.
 
Ensuite, vous allez payer des charges proportionnelles à votre activité :
 
  • la CSG
  • la CRDS
  • les allocations familiales si votre bénéfice dépasse 43 705 € (chiffre de cette année)
  • la cotisation aux URPS
  • les 4 cotisations proportionnelles de la CARPIMKO.
Je vous ai donné ici un moyen rapide de les calculer. La formule n’est pas la même pour tous. C’est comme avec le fisc : nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne. Vous avez aussi mes applications iPhone et Android pour vous aider.
 
Vous connaissez maintenant votre seuil de rentabilité. Evidemment, vous allez travailler un peu plus que ça, pour pouvoir vous dégager un revenu. En France, ce sont les agriculteurs qui travaillent parfois pour rien, dans l’indifférence générale (c’est affreux). Pas les orthophonistes.
 
Dans bien des endroits du pays, le point d’équilibre permettant de commencer à vivre correctement se situe autour de 40 actes par semaine. Tout dépend aussi du nombre de semaines de congés que vous envisagez : à 5 semaines par an, 40 actes vous feront mieux vivre que si vous fermez 10 semaines.
 
 
Comment ajuster le tir, une fois qu’on dépasse le seuil ?

 

 
L’orthophonie est un métier passionnant. Il est de bon ton de le dire, mais nous sommes nombreux à le penser réellement. Elle présente un grand intérêt intellectuel. Nous travaillons sur l’humain, dans l’empathie et la bienveillance. Nous y trouvons la satisfaction d’aider les gens. Certains nous expriment leur reconnaissance de manière émouvante. Chaque jour, nous pouvons faire vivre les valeurs qui nous ont orientés vers cette profession.
 

Même si nous restons proches du seuil, nous ressentons toutes ces satisfactions. Cela suffit à beaucoup d’entre nous. L’orthophonie est un ascenseur rapide qui nous emmène directement au sommet de la pyramide de Maslow

Que pourrions-nous vouloir de plus ? Eh bien… beaucoup de choses. D’abord, le bonheur au travail n’exclut pas des besoins et des envies personnels. On peut se prendre de passion pour des loisirs dispendieux. Nos enfants (ou nos parents) peuvent aussi générer des frais très importants. A nous de relever notre niveau d’activité pour les assumer. C’est aussi cela, la beauté du libéral.
 
Mais attention, il ne faudrait pas oublier un point capital qui doit nous inciter à relever notre nombre de séances : la faiblesse de notre protection sociale.
 
N’oubliez pas que :
    • la retraite moyenne d’un orthophoniste est de 831 € nets par mois (source : le dernier bulletin de CARPIMKO)
    • vous avez 90 jours de carence, pas 3 comme un salarié du privé ou 1 comme un fonctionnaire
    • après ces trois mois, les indemnités paient à peine les charges du cabinet, mais ne font pas vivre votre famille
Vous pouvez vivre avec ces risques, comme beaucoup de collègues. Surtout si vous avez un conjoint qui gagne bien sa vie. Mais vous pouvez aussi chercher à fabriquer votre auto-protection sociale.
 
Antoine Blanchemaison, un célèbre infopreneur, appelle cela « la cagnotte de la liberté ». Il rappelle que sans épargner, les travailleurs indépendants sont à la merci d’un pépin qui viendrait mettre par terre leur activité. Nous ne sommes vraiment libres que si nous assurons nos arrières. Je vous mets ci-dessous le podcast où il en parle :
 
Là aussi, nous avons un privilège par rapport aux salariés : nous pouvons décider combien nous mettons dans notre cagnotte de la liberté. Et ajuster notre nombre de séances en conséquence. Quand j’ai compris ça, je suis passé de 60 à 80 actes par semaine. Les 20 séances supplémentaires sont toutes parties dans l’épargne. Je n’ai qu’un regret : avoir gâché les premières années de ma carrière en ne travaillant que pour gagner ma vie. Tant d’années perdues…
 
Sur ce blog, j’ai souvent parlé de tout ce qui se trouvait à notre portée pour épargner, pour nous diversifier et pour utiliser les niches fiscales que l’Etat nous proposait. Il aime flécher nos investissement vers ce qui l’intéresse. J’y reviendrai longuement. Mais retenez déjà qu’il faudra accumuler plusieurs centaines de milliers d’euros pour générer 1 000 € de plus quand vous serez en retraite. Si vous avez 100 000 € sur une assurance vie qui vous rapporte 2 % nets (certaines sont en-dessous), vous n’obtenez que 167 € d’intérêts par mois…
 
Revenons à Gradius : le vaisseau peut se crasher en bas, mais aussi en haut ! Y a-t-il un plafond d’activité en orthophonie ? Si vous en parlez autour de vous, beaucoup de gens vous diront qu’il y a un moment où ça ne sert plus à rien de travailler, parce que l’Etat vous prend tout le surplus. Le fisc, l’URSSAF et la CARPIMKO ont réussi à tuer leur courage. D’où la question :
 
Peut-on se cogner au plafond ?
 

Oui. Mais pas à cause des impôts ou des charges sociales.

Commençons par l’URSSAF et la CARPIMKO. Une fois que votre bénéfice atteint 55 625 € (montant de cette année),  vous leur donnez 18,03 % de tout ce que vous gagnez en plus. Donc il vous reste 81,97 % du fruit de votre travail, avant impôt.

 

L’impôt sur le revenu est progressif, lui. Il paraît que c’est juste. Au début de l’année, ce que vous gagnez n’y est pas soumis. Puis vous donnez 14 %, puis 30, puis 41. Vous trouverez le barème ici.

Si vous êtes un(e) orthophoniste libérale et néanmoins célibataire, il y a de fortes chances pour que vous vous trouviez dans la tranche à 30 %. Mais ce sont les actes de la fin de l’année qui ne vous laissent que 70 % de vos efforts.Tout ce que vous avez fait depuis janvier reste taxé à 0 puis 14 %.

 
Autrement dit, un saut de tranche n’est pas catastrophique. Bien sûr, l’impôt progressif est décourageant par principe. Les patients de décembre vous demandent autant d’efforts que ceux de janvier. Tout se passe comme si l’Etat vous appliquait une décote sur l’AMO au fur et à mesure. Et plus vous acceptez de soigner de nouveaux patients, plus la décote augmente. Mais quoi qu’il arrive, vous pouvez travailler plus pour gagner plus. Il n’y a pas de plafond fiscal ou social en France. 
 

D’ailleurs, imagineriez-vous un entrepreneur qui fermerait en octobre pour ne pas payer plus d’impôts ? Non bien sûr ! Un commerçant ou un artisan accepte tous ceux qui se présentent. Or, nous sommes aussi des entrepreneurs individuels.

Malheureusement, nous avons un autre obstacle : la charge cognitive. Les féministes l’ont bien mise en évidence pour la maison, à raison. Il arrive un moment où malgré tous les efforts d’organisation et d’optimisation, nous saturons mentalement. Il faut dire aussi que le travail hors séance a pris de une ampleur non négligeable : réunionite aiguë, téléphone, courriers en tous genre, etc.

Le point de saturation est spécifique à chacun. Moi, j’ai un indicateur très pratique pour savoir qu’il est le temps de lever le pied : je deviens Pierre Richard. Je laisse tomber une cafetière pleine parce que j’oublie que je l’ai dans les mains. Ma chemise se prend dans les poignées de portes. Je rentre dans les murs. Je m’assois dans la voiture, puis je ferme ma portière en laissant une jambe dehors. Je ne passe plus au milieu des encoignures de portes, plusieurs jours de suite. C’est parfois douloureux. Et comme toute douleur, c’est un signal à écouter.

Si vous n’avez pas encore découvert votre signal d’alerte, surveillez-vous. Demandez à vos proches de vous y aider. Ca les fera peut-être rire ! Mais je pense que vous avez déjà au moins ressenti un gros manque d’envie, une perte de patience, des bâillements à vous décrocher la mâchoire, des pensées qui dérivent en pleine conversation…

 
Alors combien : 40, 80, 120 actes?
 

Vous l’aurez compris, je n’ai aucun chiffre à vous conseiller. Vous êtes libre, comme nous tous. Nous n’avons pas tous les mêmes besoins privés et professionnels, ni le même désir d’auto-protection, ni le même point de saturation.

Mais bon, allez, mouillons-nous un peu !

Je pense quand même que 40 actes en province, ou 50 à Paris, ne permettent pas de créer une vraie cagnotte de la liberté, même en prenant peu de vacances. Je trouve aussi (et nous serons nombreux à le penser) que 120 sont hors d’atteinte pour la plupart d’entre nous ; même si je connais un collègue qui en fait 130 couramment depuis vingt ans, avec une recette qui se situe entre 120 000 et 150 000 € selon les années. Je l’admire.

On peut toujours chercher à repousser ses propres limites, mais il y a un moment où le corps se rappelle à nous.

Le bon équilibre se trouve donc entre 50 et 80 actes, voire 100. Cela laisse une grande latitude de mouvement, non ? A vous de voir. Mais surtout, n’oubliez pas que vous travaillez pour vivre et vous auto-protéger.


Laissez moi un commentaire sur cette page :