Le prélèvement à la source chez les libéraux

En France, le prélèvement à la source a été instauré par décret le 10 novembre 1939.
Si, si, vous pouvez vérifier. C’était probablement plus urgent que le prolongement de la ligne Maginot dans les Ardennes… Le « stoppage à la source », comme on l’appelait, était un impôt simple : proportionnel, sans tranches, assis sur l’ensemble des rémunérations (source : l’Expansion). Il a même été maintenu après la débâcle du gouvernement de Vichy.

Bon, je pense que vous l’avez remarqué : ce stoppage a ensuite été… stoppé. En octobre 1948, la IVe République a réinstauré le décalage d’un an entre le revenu et le paiement de l’impôt. Mais le prélèvement à la source s’est mué en serpent de mer, comme le tunnel sous la Manche.

Ces deux grands rêves de l’humanité auront fini par devenir réalité !

Nous le savons maintenant : le dispositif est (probablement) prêt et 2018 sera bien une année blanche.
Ça a l’air simple, dit comme ça. Mais le diable se niche dans les détails. Vous pouvez lire ce bulletin officiel, si vous avec choisi Technocrate comme LV1 au collège. Mais alors éloignez les enfants agités, les oiseaux, le chat qui s’étale devant votre écran. Coupez Spotify. A la rigueur, mettez du Kitaro. Sa musique fait toujours du bien dans l’adversité.
Vous pouvez aussi lire la suite de cet article. Je vais tenter de vous expliquer en vrai français comment la réinstauration du prélèvement à la source va se passer concrètement pour nous.

 

En fait, nous sommes déjà prélevés à la source !

La source, c’est actuellement notre compte pro pour l’URSSAF et la CARPIMKO.En 2018, nous payons les cotisations URSSAF de 2018. Nous leur faisons des acomptes, qu’ils appellent « cotisation provisionnelle ». Le montant est estimé à partir du bénéfice de 2016. Le tout sera régularisé à l’automne 2019, suite à notre déclaration sur Net-Entreprises.

Le prélèvement à la source du fisc va fonctionner de la même manière. En 2019, il va prendre comme référence le bénéfice 2017 (puis celui de 2018 à partir de septembre), pour estimer 12 acomptes mensuels ou 4 acomptes trimestriels. Ce sera régularisé dans un sens ou dans l’autre à l’automne 2020. Amis des régularisations qui font peur, soyez heureux : en voici une de plus !

Notez que si vous percevez des revenus fonciers, ce sera exactement le même calendrier, tant pour l’impôt sur le revenu que pour les prélèvements sociaux.

Seconde remarque : si vous créez votre activité libérale en 2019 ou après, vous pourrez estimer vous-même votre bénéfice et verser des acomptes dès le début. Vous pourrez aussi choisir d’attendre le mois de septembre de l’année suivante pour tout régler en bloc.

Notre vie sera-t-elle simplifiée ?

Pas vraiment. Nous vivons en France, que diantre ! Ici, les chocs de simplifications sont aussi tangibles que le Graal.

L’Etat nous dit que le prélèvement à la source, c’est moderne parce que ça permet d’adapter l’impôt aux variations de revenus. C’est expliqué dans cette section du bulletin officiel. Nous pourrons simuler une modulation de nos acomptes et en faire la demande sur l’espace Particuliers du site impots.gouv.fr. C’est un dispositif particulièrement judicieux pour les consœurs enceintes, par exemple ; mais aussi pour ceux qui débutent et dont l’activité se développe à grande vitesse. C’est souvent le cas chez les médecins et les paramédicaux libéraux.

Pour augmenter vos acomptes, il n’y aura aucune condition préalable, bien entendu : l’Etat aime votre argent. Mais si vous voulez moduler à la baisse, il faudra que cela représente au moins 10 % ou 200 € de diminution de l’impôt annuel.

Le problème, c’est que si vous sous-estimez trop vos revenus, il y aura des pénalités.

Êtes-vous prêt à prendre le risque de vous tromper ?

Moi non. Si mes revenus baissent, j’attendrai sagement la fin de l’année suivante pour avoir une régularisation dans le bon sens. Et s’ils montent, je mettrai le surplus de côté pendant un an et demi, au lieu de le verser directement dans le tonneau des Danaïdes.

N’attendez pas non plus de modernisation en ce qui concerne vos déclarations. 

Les 2035 et 2042 sont des dures à cuire. Vous continuerez à les remplir (seulement la 2042 si vous êtes en Micro-BNC).

Voilà pour le monde merveilleux qui nous attend le 1er janvier. Mais qu’en est-il de la période de transition ?

Y a-t-il vraiment une année blanche ?

Le concept d’année blanche paraît merveilleux, à tel point que beaucoup de gens n’y ont pas cru au départ. Vous verrez plus loin qu’ils n’avaient pas complètement tort.

Si rien n’avait changé, nous aurions dû payer en 2019 l’impôt sur le revenu 2018. Mais finalement, nous paierons les acomptes 2019. Il aurait été difficile de nous faire payer deux impôts la même année. Donc celui de 2018 sera annulé.
Concrètement, le fisc va calculer un « crédit d’impôt modernisation du recouvrement » (CIMR) pour effacer l’impôt sur le revenu 2018.
Malheureusement, la formule c’est pas : CIMR = Impôt sur le revenu 2018.

 

Le vrai calcul est celui-ci : CIMR = Impôt sur le revenu 2018 x (revenu habituel / revenu total)
Vous saisissez la subtilité, je présume ?
Dans cette formule, il y a une déception et un cadeau. Commençons par la déception : les bonnes nouvelles permettent d’oublier les mauvaises.
Le CIMR n’effacera pas complètement l’impôt sur le revenu 2018, parce que le fisc a voulu éviter l’effet d’aubaine de l’année blanche. Cette année, nous aurions pu améliorer artificiellement nos recettes. Par exemple, nous aurions pu arrêter de facturer nos séances pendant les deux derniers mois de 2017. Nous aurions pu aussi bloquer des dépenses pour les reporter sur 2019. Les salariés avaient beaucoup moins de possibilités que nous pour jouer à ce petit jeu. Nous n’aurions donc pas été tous égaux devant l’impôt, alors que ce point est un totem du Conseil constitutionnel.
Le CIMR n’annulera donc que les revenus considérés comme habituels. La meilleure des trois années précédentes (donc 2015, 2016 ou 2017) sera retenue comme base. Si nous avons un meilleur bénéfice 2018, nous resterons imposés sur le surplus. Nous paierons la note à l’automne 2019.
Il y aura tout de même moyen de négocier avec le fisc si nous pouvons prouver que le surplus correspond à une tendance ou à des événements indépendants de notre volonté.

 

Voilà comment l’année blanche est aussi grisâtre qu’un vieux t-shirt. Impossible de laver plus blanc que blanc. Coluche nous avait prévenus.
J’ajoute que Bercy a mis en place des règles spéciales sur les travaux effectués par les propriétaires bailleurs (à voir sur cet excellent site). Il y en a d’autres sur le PERP (à découvrir ici).
Malgré tout, je vous ai dit qu’il y avait un cadeau dans le CIMR. C’est suffisamment rare pour être signalé !
Le calcul du CIMR permet à l’Etat de taxer votre surplus selon votre taux d’imposition moyen (voir la définition ici). Mais d’habitude, les surplus sont taxés au taux marginal, nettement plus haut ! Si vous voulez décortiquer le mécanisme, vous pouvez lire cet article de cbanque.com. Je vous donnerai juste un exemple, très explicite.
Imaginons que la meilleure de vos trois dernières années affiche un bénéfice de 30000 € et qu’en 2018, vous soyez à 35000. Vous avez un « revenu exceptionnel » de 5000 €. Si vous êtes célibataire, vous êtes dans la tranche marginale à 30 % (voir le barème ici). Normalement, vous devriez payer 1500 € d’impôts sur ce surplus.
Mais dans cette gamme de revenus, votre taux moyen est de 13,7 % : dans vos 35000 €, il y a tout le début de l’année qui est taxé à 0 %, le milieu à 14 % et seulement la fin à 30 %.
Au lieu de payer 1500 € au titre de 2018, vous allez descendre à 685 €. L’Etat vous fait donc un cadeau de 815 € sur 2018 ! 
 
 
Qu’en est-il des niches fiscales ?


Le fisc l’a martelé : les réductions et crédits d’impôts acquis au titre de 2018 resteront acquis. Mais tel que le projet était initialement ficelé, les acomptes de janvier à août 2019 ne devaient pas en tenir compte. Cela revenait à avancer de l’argent à l’Etat.

Les médias ont surtout parlé de la niche des frais de garde d’enfants, qui concerne beaucoup de gens. On pouvait craindre un retour massif du travail dissimulé.

Edouard Philippe a donc rectifié le tir. Il a annoncé que le fisc verserait un acompte de 60 % le 15 janvier 2019 au titre des niches fiscales suivantes :
  • garde d’enfant de moins de 6 ans (crèche, centre aéré…)
  • employé à domicile (femme de ménage, aide soignante…)
  • investissement locatif (ex : dispositifs Pinel, Duflot, Scellier, investissement social)
  • dons aux œuvres et aux personnes en difficulté
  • dons à la recherche médicale
  • dons aux associations cultuelles
  • cotisations syndicales des salariés
(source : ultimea.fr)
Concernant les particuliers-employeurs, le dispositif d’acompte est spécial (voir ici), à cause de l’impréparation du système de déclaration.
Personne ne parle des achats de parts de SOFICA, de FIP ou de FCPI, ni des dépenses d’amélioration de la résidence principale. Je ne trouve pas non plus de confirmation concernant les lois Malraux, Girardin et Monuments historiques, qui ont probablement plus de chances d’être concernées par l’acompte de 60 % parce qu’elles impliquent un investissement locatif. Mais la liste exhaustive n’est pas encore parue au Journal Officiel, à ma connaissance.
Cela dit, que vous utilisiez une niche fiscale ou pas, il vous reste un choix urgent à faire. C’est l’objet de l’avant-dernière partie de cet article.

 

Quel taux de prélèvement choisir ?
Vous avez jusqu’à samedi, le 15 septembre 2018, pour choisir entre trois types de taux de prélèvement à la source pour l’année prochaine :
  • Le taux personnalisé normal : c’est celui que le fisc propose par défaut. D’ailleurs, la plupart des contribuables l’ont conservé. C’est le taux classique de prélèvement, appliqué indistinctement à tous les revenus du foyer fiscal (même si l’un de ses membres gagne beaucoup moins).
  • Le taux neutre : c’est un moyen de se protéger du regard de son employeur. C’est un barème national (voir ici). Un patron n’a ainsi aucun moyen de savoir que son collaborateur a une femme orthophoniste qui travaille beaucoup, par exemple ; ou qu’il perçoit d’importants loyers. Si le taux neutre est trop bas (ce qui est probable, sinon à quoi bon), le fisc puisera le complément sur votre compte en banque.
  • Le taux individualisé : cette dernière option est uniquement ouverte conjoints mariés ou pacsés. Elle permet à chacun de payer l’impôt en fonction de ses propres revenus. Mais le total sera le même qu’avec les autres taux, bien évidemment.

Si vous souhaitez aller plus loin avant de vous décider, Thibault Diringer a consacré un article très intéressant à ce sujet sur son site corrigetonimpot.fr.

Pourquoi l’Etat revient-il au prélèvement à la source, 70 ans après sa suppression ?

En tant que Gaulois réfractaires, nous pouvons douter de l’utilité du passage au prélèvement à la source :
  • Ce n’est pas une réforme fiscale. Elle change juste le mode de recouvrement.
  • Elle n’est pas moderne, puisque nos arrière-grands-parents l’ont connue.
  • Elle transforme les employeurs en receveurs des impôts, comme s’ils n’avaient que ça à faire. Ça leur coûte cher. Ça leur prend du temps. Un pays dont la compétitivité ressemble au Titanic peut-il se permettre de charger encore un peu plus la chaloupe des entreprises en tracasseries administratives ? J’ai récemment entendu un employeur, Laurent Vronski, dire qu’il avait autant besoin de cette réforme que de fourmis dans un sac de couchage.

 

  • Le prélèvement à la source pénalise les jeunes et avantage les nouveaux retraités, en supprimant le décalage d’un an. Il y a des gagnants (qui votent) et des perdants (qui s’abstiennent beaucoup plus).
  • On nous dit aussi que cette réforme nous aligne sur l’ensemble des pays modernes. Mais ils n’ont pas tous un impôt familial, qui transforme le prélèvement à la source en horrible usine à gaz. D’autre part, quand il s’agit d’effectuer les vraies réformes structurelles que les autres pays de l’OCDE ont mises en place depuis vingt ans, on ne trouve plus personne en France. Nous continuons à endetter nos enfants, tout en paupérisant les services publics. Nous nous moquons de ce qui a réussi ailleurs et en nous nous payons même le luxe de donner des leçons. Autrement dit, l’alignement sur nos voisins est encore un argument fallacieux.

Alors pourquoi l’avoir fait ? Nous entendons déjà parler des phases suivantes.

Tout d’abord, le prélèvement à la source permettrait d’individualiser l’impôt, en sortant du concept de foyer fiscal. Admettons. On peut imaginer que le quotient familial devienne une réduction d’impôt individuelle.

Mais voici le pire, pour les membres des classes moyennes et supérieures : le prélèvement à la source permet une fusion très facile de la CSG et de l’impôt sur le revenu.

Si c’est pour transformer le second en flat tax avec une assiette large, pourquoi pas. Mais les choses étant ce qu’elles sont dans ce pays, c’est plutôt la CSG qui deviendra progressive comme l’impôt sur le revenu. Beaucoup de gens ne la paieront plus, laissant le soin à une minorité de la régler à leur place. Forcément, vous figurerez parmi cette minorité.

Et si le gouvernement actuel ne le fait pas, un autre le fera, au nom de la justice sociale et avec la bénédiction de Thomas Piketty. C’était d’ailleurs une promesse de campagne du précédent président. En attendant ce jour funeste, carpe diem !


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