Le seuil du bonheur et la courbe en chameau

Le seuil du bonheur et la courbe en chameau

« Travailler plus ? A un moment ça ne sert plus à rien, tu donnes tout aux impôts ! »

Vous avez peut-être déjà entendu ou lu cette phrase. Elle m’a toujours paru étrange. Étant issu d’une famille de commerçants, elle signifie pour moi : « Mieux vaut fermer la boutique en octobre, sinon la recette de la fin de l’année ira en entier au fisc ».

Il y a donc un sophisme quelque part. Forcément.

Je l’ai donc cherché. Et trouvé. Je vais vous montrer pourquoi il est toujours utile de travailler plus, chiffres à l’appui. Mais aussi pourquoi il y a une part de vérité, comme dans beaucoup de légendes.

Mais d’abord, il faut raisonner en taux marginal, et non en taux moyen. La bonne question est :

Combien vont me prendre le fisc, l’URSSAF et la CARPIMKO sur chaque acte supplémentaire ?

Parce que c’est bien ça en fait, la question qui sous-tend le « travailler plus qui ne sert à rien ». Est-il possible d’atteindre 100 % de ponction, en France ? Ce pays est-il si rapace avec ses habitants ?

C’est là où il faut lancer Excel.
Pas le choix. Il faut bien raisonner froidement, quand on veut analyser un sophisme.

Voici la synthèse de mes calculs :

Attention, je le redis : c’est la ponction sur chaque soin supplémentaire, pour répondre à la question  « Si je prends un patient en plus ou si je supprime une semaine de vacances, quelle sera ma sanction ? »

Une chose apparaît clairement : en 2023, le seuil du bonheur se situe à 43 992 €.

C’est dû à la fin de la première tranche du régime de base de la Carpimko. Notre caisse de retraite taxe énormément les bas revenus pour nous assurer un socle commun de protection sociale.

Par exemple, une orthophoniste qui se situe sur le revenu moyen de la profession subit 53,46 % de ponction sur tout revenu supplémentaire. Cette année, elle doit atteindre un bénéfice 43 992 € pour entrer dans la zone de relative clémence où on ne lui prend que 45,23 %.

Mais à partir de 48 391 €, elle commencera à payer des allocations familiales et ça remontera doucement. Puis de plus en plus fortement à cause de l’entrée dans la tranche marginale d’imposition à 41%.

Comment atteindre le seuil du bonheur ?

Imaginons que notre orthophoniste ait 40 % de dépenses pro (très faisable hors des grandes villes) et que son acte moyen soit AMO 13 (comme le montrent les RIA des CPAM) :

43 992 / (1-40%) = 73 320 € de recette, soit 50 actes par semaine pendant 45 semaines par an.

Attention : avec ce nombre d’actes, vous ne faites qu’atteindre le seuil du bonheur. C’est en le dépassant que vous profiterez pleinement des 45,23 %, qui donnent un peu plus l’impression de travailler pour soi.

C’est une courbe en chameau.

Dans le tableau, il y a deux bosses à plus de 50 %, séparées par un creux à 45,23. 

Ce creux a tendance à suivre l’inflation. Le seuil du bonheur est à 43 992 € cette année mais il y a 10 ans, il était à 37 032 €. Les taxmen (en l’occurrence ceux de la Carpimko) font semblant de croire que nos tarifs suivent l’inflation, comme dans un monde normal.

Alors si vous visez le creux, faites bien attention à ne pas en sortir à l’insu de votre plein gré !

C’est « moins pire » qu’il n’y paraît.

Mon tableau parle de l’année où vous décidez de faire un bilan ou une séance supplémentaire. Vous paierez ensuite vos taxes dessus. Mais les charges sociales sont elles-mêmes partiellement déductibles.

Les cotisations d’aujourd’hui abaissent donc un peu la ponction de demain.

Résumons :

  • Travailler plus, ça vaut le coup. Toujours. La France est avide, mais elle vous laisse systématiquement une part de votre travail. Il est donc utile de travailler davantage. C’est juste une question de choix personnels.
  • Ceux qui se trouvent entre 43992 et 48391 € de bénéfice sont choyés par le système. Mais pour les atteindre, il leur a fallu payer énormément de charges fixes et proportionnelles sur les 43992 premiers euros gagnés.
En même temps, le sophisme initial comporte bien une part de vérité : à un moment, la France atteint des taux qui peuvent en décourager plus d’un. Elle se tire une balle dans le pied. La redistribution, c’est bien, mais c’est comme les médicaments : c’est une question de dosage. 
 
Il est clair que dès qu’on dépasse 50 %, on décourage les gens.
 
 Or on les atteint vite, surtout quand on n’a pas (ou plus) d’enfants à charge.
 
50 %, c’est la limite de la spoliation : au-delà, vous savez que vous travaillez plus pour les autres que pour vous. Le pays a donc choisi la spoliation, en l’emballant dans les bons sentiments pour qu’on ne puisse rien dire. Et avec les arguments habituels :
  • Si on vous les prend, c’est que vous pouvez le supporter.
  • Beaucoup de gens aimeraient bien payer autant d’impôts.
  • Les inégalités ne font que croître, donc il faut prendre l’argent là où il est.
  • La transition écologique nous impose des dépenses considérables, il faut mettre à contribution ceux qui en ont les moyens pour prendre soin des victimes du réchauffement.
  • La France a une économie sociale de marché, un modèle auquel nous sommes tous attachés. Chacun doit y contribuer à la mesure de ses moyens.
Ce qui nous permet de tenir, c’est la détaxation relative des premiers euros gagnés dans l’année. Les deux premières tranches d’imposition (0 et 11%) doivent être remplies avant l’entrée dans la tranche à 30 %. 
 
Donc ces collègues au revenu moyen paient leurs 53,6 % uniquement sur les derniers mois de l’année. Mais tout travail supplémentaire serait taxé à 53,6 %, jusqu’à ce qu’ils atteignent le seuil du bonheur.

Quelques points de discussion :

  • Les taux d’impôt sur le revenu du tableau sont ceux des célibataires. Si vous ne l’êtes plus, le raisonnement est le même, mais les bornes varient. Cet article vous explique tout : https://www.capital.fr/votre-argent/tranche-marginale-d-imposition-1352107
  • Les chiffres sont ceux de 2023. Ils changent un peu tous les ans.
  • Le taux d’assurance maladie est celui des revenus conventionnés. Si vous avez des revenus non conventionnés (ex : activité secondaire, redevance de collaboration), l’assurance maladie vous prend 98 fois plus.Vous avez bien lu.
  • Je vous ai épargné la tranche d’imposition à 45 %, qui ne concerne quasiment aucun paramédical. J’aurais même pu pousser jusqu’à 205 680 euros, où la CARPIMKO nous laisse enfin tranquilles. Mais à quoi bon…
  • Les taux de ce tableau sont aussi ceux de la déduction pour tout achat supplémentaire : vous savez combien le pays vous rendra sur un nouveau stylo. 


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